La liberté personnelle et l’État de droit sont les bases de l’identité européenne ; l’UE a besoin d’une politique étrangère européenne qui doit être le socle d’un traité constitutionnel ; Loukachenko doit être inculpé de crimes contre l’humanité. „Discours sur l’avenir de l’Europe“ de Charles de Habsbourg, prononcé le 11 janvier 2022.
Il y a un an aujourd’hui, quand nous dûmes prononcer en ligne le discours sur l’avenir de l’Europe en raison de la situation sanitaire, l’équipe qui avait préparé cet événement avait encore l’optimisme de croire que ce serait possible de l’organiser cette année en présentiel. Lorsqu’en octobre de l’an dernier, le nombre d’infections dues au Covid 19 a recommencé à augmenter de manière significative, nous avons décidé d’organiser cette année encore l’événement en ligne. Bien sûr, je préférerais moi aussi que nous puissions discuter les uns avec les autres, après le discours, de son contenu et de vos impressions autour d’un verre de vin, mais des circonstances particulières exigent des solutions particulières. Elles exigent une certaine disposition à réagir à la situation donnée, tout en ne perdant pas de vue l’objectif.
L’objectif de ce discours sur l’avenir de l’Europe, que je prononce chaque année le 11 janvier, est d’une part de traiter les questions de politique européenne de manière très fondamentale, et d’autre part de les aborder en fonction des défis actuels. Il s’agit également de présenter des idées politiques concrètes pour l’élaboration de la politique européenne que nous devons continuer à mettre en œuvre.
Mesdames et Messieurs, chers amis !
La situation actuelle est dominée notamment par un virus. Si je dis cela, ce n’est pas que je veuille faire un exposé sur les virus – je n’en serais pas capable – mais parce que les défis auxquels ce virus, le Covid-19 dans toutes ses mutations, nous a confrontés, ont une dimension européenne. En fait, ces défis auxquels le virus nous a exposés, auraient dû renforcer l’Europe, l’Union européenne, l’unification européenne. Si nous évaluons la situation aujourd’hui, à peine deux ans après le début de cette pandémie, force est de constater que c’est malheureusement le contraire qui se produit, que les tendances à la division sont plus fortes aujourd’hui qu’avant.
Rappelons-nous ce qui s’est passé. En février 2020, la Commission européenne a attiré l’attention sur le problème et a proposé une approche commune. L’UE n’a pas de compétence en matière de santé, la Commission ne pouvait donc pas agir elle-même, mais seulement essayer de mettre en place des mesures de coordination.
La réaction des États membres a été unanime : nous maîtrisons tout cela, nous avons déjà la situation en mains. La suite, nous la connaissons : non seulement on a imposé un confinement, mais on a aussi essayé de s’arracher mutuellement les équipements requis. En fin de compte, nous avons eu des frontières presque fermées pendant deux ans, ce qui a provoqué d’autres perturbations, par exemple dans l’industrie. Ce n’est que pour l’achat des vaccins que l’on a décidé d’agir ensemble.
Pourtant, toutes les conditions étaient réunies pour renforcer l’Europe à travers cette crise. Il y a une dizaine d’années déjà, un document sur la Défense européenne avait été publié, dans lequel une pandémie venant d’Asie était citée comme un scénario de menace possible. On aurait donc pu s’y préparer. Le principe de solidarité est présent dans les traités européens. Peu de gens le savent : il y a même un commissaire européen chargé de la gestion des crises.
Il y aurait donc eu des instruments pour réagir au niveau européen à ce défi mondial. De plus, il n’y allait pas d’intérêts nationaux, mais de tous les citoyens de l’Union européenne, et même des hommes politiques, qui étaient directement concernés. La dimension européenne était donc clairement présente.
La question cruciale dans une crise est toujours de savoir comment y répondre. Est-ce qu’on relève le défi – dans ce cas concret, un défi global qui ne se limitait pas à la politique de santé, mais qui avait aussi des aspects géopolitiques et économiques – et alors on réagissait de concert, ou est-ce qu’on déterrait à nouveau les vieux schémas politiques et on se repliait sur la sécurité illusoire de l’État-nation.
La manière dont on réagit, dont la politique réagit, est toutefois une question de clairvoyance politique. C’est une question de leadership politique, une question de conception de l’Europe. J’ai très fortement l’impression que nous avons enfoui cette idée de l’Europe dans les chancelleries gouvernementales, mais aussi au sein du personnel dirigeant de l’UE, et qu’au lieu de cela, nous menons une politique imprégnée de concepts idéologiques sans âme et au mieux a encore un horizon temporel qui va jusqu’aux prochaines élections, mais qui, en temps normal, est jalonnée par les dates des conférences de presse.
Nous devons donc nous demander ce qui constitue l’âme de l’Europe, et nous devons reprendre ce combat pour l’âme de l’Europe.
Mesdames et Messieurs, il est évident qu’il existe quelque chose comme l’âme de l’Europe, les hommes politiques n’ont cessé de l’évoquer et de demander qu’on donne une âme à l’Europe.
L’ancien président de la Commission européenne Jacques Delors en parlait, car on ne peut pas aimer d’amour tendre un marché intérieur. Ursula von der Leyen, l’actuelle présidente de la Commission, a fait référence à l’âme de l’Europe dans son discours sur l’état de l’Union en septembre 2021. Le discours s’intitulait même „Renforcer l’âme de notre Union“. Contrairement à Delors, elle devrait donc partir du principe que cette âme existe et qu’il n’est pas nécessaire de la créer. Et elle a cité à ce sujet Robert Schuman, l’un des pères fondateurs de l’Union européenne après la Seconde Guerre mondiale : je le cite à mon tour : „L’Europe a besoin d’une âme, d’un idéal et de la volonté politique de servir cet idéal“.
Robert Schuman a ainsi décrit très précisément en une seule phrase ce que signifie la politique : poursuivre un idéal, une vision avec un objectif. La politique ne se résume pas à redistribuer des prestations matérielles pour satisfaire sa propre clientèle électorale. Les politiciens actuels utilisent volontiers le terme de résilience. Or, l’État-providence est exactement le contraire de la résilience. La politique a besoin d’une ambition stratégique, d’une finalité. Mais pour cela, il faut aussi savoir quelle était l’idée initiale de l’unification européenne et sur quelles valeurs basiques cette idée d’une Union Européenne doit être construite.
Après 1945, il s’agissait certainement de la nostalgie de paix en Europe. Deux guerres mondiales, enracinées dans le nationalisme et dans les idéologies totalitaires, ont non seulement causé des dommages massifs sur notre continent – sur le plan humain et économique – mais ont également divisé le continent par un rideau de fer. La vieille hostilité entre la France et l’Allemagne devait donc être surmontée afin de pouvoir stabiliser un ordre de paix à l’Ouest et échapper au danger de voir la guerre froide déboucher sur une guerre ouverte. Cette idée fondatrice de l’actuelle Union européenne a connu un tel succès qu’elle a non seulement permis d’atteindre cet objectif de maintien de la paix au sein de la Communauté, mais elle a également diffusé un tel attrait que les pays d’Europe centrale et orientale ses sont efforcés d’y adhérer après la fin de la domination soviétique. Si l’on tourne les yeux vers l’Europe du Sud-Est, ou vers des pays comme l’Ukraine ou la Géorgie, on y verra également que cette adhésion à l’UE est l’objectif de la politique dans ces régions d’Europe. Il faudrait que la politique de l’UE et de ses États membres commette de graves erreurs pour réduire à néant ce souhait.
Mais nous devons être honnêtes avec nous-mêmes : chers amis, l’idée du maintien de la paix a perdu de son attrait. Cela s’explique d’une part par le fait que l’UE n’avait pas d’instruments pour s’opposer aux bandes d’assassins de Slobodan Milosevic et qu’elle n’a pas non plus trouvé le moyen de mettre un terme aux ambitions de Vladimir Poutine de reconstituer le territoire de l’Union soviétique. D’autre part, l’idée du maintien de la paix devient de moins en moins crédible pour une jeune génération qui n’a plus vu de guerre dans l’UE. La paix est là, elle est considérée comme acquise, tout comme les vacances ou le smartphone.
Nous sommes en 2022. Il y a 100 ans, une organisation a été fondée à Vienne, qui est aujourd’hui encore considérée comme l’origine de l’idée d’unification européenne : l’Union paneuropéenne. Le 17 novembre 1922, Richard Coudenhove-Kalergi a publié dans la Neue Freie Presse son appel intitulé „Paneurope. Une proposition“. Deux jours avant, il avait déjà publié cet appel dans la Vossische Zeitung à Berlin. C’est pourquoi un congrès anniversaire de l’Union Paneuropéenne aura donc lieu à Vienne du 17 au 20 novembre 2022.
Le Congrès du centenaire de la Paneurope ouvrira la porte à l’avenir de l’idée de la Paneurope et de l’unification européenne en portant un regard fier sur l’histoire de l’organisation. Après une rétrospective de l’historique de l’Union Paneuropéenne, l’accent du débat sera porté sur des thèmes paneuropéens importants pour la poursuite de l’unification du continent : Politique étrangère européenne, Politique de sécurité européenne, Politique économique européenne, Marché intérieur, Identité et âme de l’Europe.
Mesdames et Messieurs, j’ai le plaisir de vous y inviter dès aujourd’hui. Nous sommes bien sûr optimistes quant au fait que nous aurons d’ici là suffisamment maîtrisé la situation sanitaire pour que cette manifestation puisse avoir lieu en présentiel.
Jetons un coup d’œil sur la genèse de cette Union paneuropéenne et aussi sur le contexte historique qui avait marqué Richard Coudenhove-Kalergi. Il était né au Japon. Son père Heinrich était l’ambassadeur d’Autriche près la cour impériale japonaise. Enfant, Richard est venu en Europe, dans le château de sa famille, à Ronsperg en Bohème. Venant du Japon, il pouvait sans doute embrasser l’Europe d’un regard. C’était la patrie de son père, tandis que l’Asie était la patrie de sa mère. Richard a grandi dans un État supranational, la monarchie des Habsbourg, qui a également fortement influencé sa pensée. Il est impossible de le rattacher à une seule nation. Sa famille avait des racines dans toute l’Europe, de la Grèce aux Pays-Bas et à la Bohème, et même dans la lointaine Asie par le biais de sa mère. Il existait encore à l’époque une sorte d’ordre européen. C’étaient les puissances européennes qui décidaient de la politique mondiale.
La vision chrétienne du monde marquait incontestablement la vie et la culture en Europe. Coudenhove décrivait l’Europe comme une communauté de destin, „fondée sur la monogamie et la famille, sur la propriété privée, sur les mêmes coutumes et les mêmes fêtes, sur la même religion, la même tradition, les mêmes notions d’honneur et de morale, les mêmes préjugés“. Même en ce qui concerne la propriété privée, nous ne pouvons plus être sûrs, en raison de la charge fiscale exorbitante qui pèse sur elle de nos jours, que cette définition soit encore globalement valable.
Cet ordre européen a été détruit après la Première Guerre mondiale. De facto, c’est l’intervention d’une puissance extra-européenne, les États-Unis, qui a mis fin à la guerre en Occident. 1918 a entraîné la chute des empires qui avaient un lien direct ou indirect avec l’Europe. Quatre de ces empires ont été directement détruits à la suite de la guerre, l’Empire britannique a continué d’exister, mais a pris ensuite la route de l’extinction. De nombreuses dictatures et systèmes totalitaires ont alors vu le jour sur les terres de ces anciens empires.
En Europe centrale, un espace culturel qui s’était développé au fil des siècles a été démembré. Le nationalisme a pris le dessus. De petits États-nations ont vu le jour. Mais aucun de ces nouveaux États n’a pu satisfaire l’exigence d’être une nation – c’est-à-dire un État composé uniquement de ressortissants d’une seule et même nation. Chacun des nouveaux États comprenait des groupes ethniques appartenant à une autre communauté linguistique que la population majoritaire.
Mais ce n’est pas seulement un espace culturel qui a été morcelé, mais aussi un espace économique. Chaque État a tenté de résoudre ses problèmes par une politique d’isolement, par le protectionnisme et le nationalisme. On essayait ainsi d’exporter les problèmes, mais en réalité on ne faisait que les aggraver.
Coudenhove-Kalergi a essayé de tirer les leçons de cette situation. Cent ans plus tard, j’ai souvent des doutes quant à savoir si l’on est encore prêt aujourd’hui à retenir la leçon. Les premières réactions à la crise du Covid que j’ai décrites tout à l’heure justifient en tout cas ces doutes.
Le concept de la Paneurope suit une approche géopolitique. L’objectif n’était pas à l’époque d’harmoniser des taux d’imposition au pus haut niveau possible ou de créer un État-providence redistributif à l’échelle européenne, mais de refondre un ordre européen. Non pas dans le sens d’un retour irréaliste à l’ordre ancien, comme c’était déjà le cas à l’époque, mais orienté vers une structure qui rétablirait l’Europe en tant qu’unité d’action politique mondiale et ne ferait pas d’elle un jouet des puissances extra-européennes.
C’est pourquoi Coudenhove a mis au cœur de sa réflexion en premier lieu une politique étrangère européenne – pour ne pas être dominé par d’autres sur la scène de la politique mondiale, en second, une politique de sécurité européenne – pour ne pas devenir dépendant et donc dominé par d’autres en la matière, ou être entraîné dans une nouvelle guerre intra-européenne et, troisièmement, la suppression de toutes les barrières douanières intra-européennes. Aujourd’hui, on appellerait cela un marché intérieur libre, c’est-à-dire que l’Europe serait une zone de libre-échange. A cela s’ajoutait déjà à l’époque l’élaboration d’une monnaie commune, laquelle, selon Coudenhove, reposerait sur l’étalon-or encore existant à son époque, et, en plus, un tribunal fédéral européen, c’est-à-dire la Cour de justice européenne que nous avons aujourd’hui.
La liberté des citoyens, la responsabilité individuelle et un État qui se limite à fixer les conditions-cadres d’un État de droit constituaient une base de ses réflexions de l’époque en vue de l’unification européenne.
Mesdames et Messieurs, chers amis ! Si nous observons aujourd’hui, 100 ans plus tard, la situation en Europe – même si nous sommes déjà 27 États à former une Union européenne, nous constaterons que cette approche est toujours valable et que nous devons travailler à sa réalisation. Nous disposons certes des quatre libertés fondamentales : libre circulation des services, des capitaux, des personnes et des marchandises, mais nous devons toujours lutter contre les égoïsmes nationaux et les mesures protectionnistes au sein de l’UE. Et là, je ne fais pas du tout référence aux restrictions imposées notamment par la fermeture des frontières en raison de la pandémie.
Plusieurs États membres ont fait preuve d’une grande inventivité pour restreindre la libre prestation de services. En fin de compte, on a même adopté une directive sur les services autorisant des mesures protectionnistes dans différents domaines, contrairement à l’impératif de libre circulation qui a pourtant valeur constitutionnelle. Ou bien on peut penser aussi à la directive sur le détachement des travailleurs de payes à pays qui est également source de protectionnisme. Il y a donc encore du pain sur la planche pour rendre possible un véritable marché intérieur libre.
Il n’est pas nécessaire d’être économiste de formation pour pouvoir formuler une vérité fondamentale de l’économie : le libre-échange est toujours meilleur que le protectionnisme, il assure la prospérité et fournit ainsi la base de tous les autres agréments de notre vie.
L’approche géopolitique est également toujours valable. Pendant la Guerre froide, Moscou a déterminé de manière totalitaire la politique étrangère de la moitié Est du continent, tandis que pour la partie Ouest libre, le partenaire américain était la puissance déterminante. Sans vouloir offenser qui que ce soit à Paris, Berlin ou Madrid, il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui encore, ce n’est pas dans les capitales européennes que se décident les grands enjeux de la politique mondiale, mais toujours à Washington et à Moscou, ainsi qu’en Chine, autre puissance totalitaire. L’Europe se trouve à la périphérie de plusieurs foyers de conflit. Pensons au Proche-Orient, mais aussi à la frontière orientale de l’UE où les attaques hybrides – et on ne peut pas nommer autrement l’instrumentalisation des réfugiés par le régime totalitaire de Loukachenko – en provenance de Minsk mais aussi de Moscou, créent une zone d’instabilité à laquelle seule une UE unie peut faire face.
C’est très à courte vue de la part de certains pays de l’UE de penser pouvoir établir une relation spéciale avec la Russie, en contradiction avec les intérêts européens. Même si une telle politique devait à première vue apporter un petit avantage à tel ou tel pays, celui-ci serait rapidement utilisé par Moscou comme levier pour diviser l’UE. Or, une UE divisée ne peut s’opposer efficacement ni à l’ancienne politique divide et impera ni à la nouvelle politique hybride de Moscou. IL faut faire en sorte que le petit pays qui penserait pouvoir tirer profit de sa bonne relation avec Moscou perdrait la protection de l’Union Européenne si celle-ci renforçait ses positions, et il se porterait donc préjudice à lui-même.
Il est également honteux de voir combien de fois la Chine a déjà réussi à diviser l’Union Européenne sur les questions des droits de l’homme. Il ne s’agit pas de ce qui est généralement défini comme une ingérence dans les affaires intérieures, c’est-à-dire d’une critique directe de la politique chinoise en matière de droits de l’homme, par exemple à l’égard des Ouïghours, mais du fait que la Chine tente de redéfinir globalement les droits de l’homme en fonction de sa propre idéologie communiste et pour renforcer sa puissance.
La conclusion à en tirer – et je sais que ce n’est pas la première fois que vous m’entendez formuler cette exigence – ne peut donc être que la suivante : L’Europe, l’Union Européenne a besoin d’une politique étrangère européenne. C’est précisément sur cette question de politique étrangère et de sécurité qu’une souveraineté européenne est nécessaire.
La souveraineté, Mesdames et Messieurs, signifie dans ce cas concret la capacité d’agir et de modeler les situations. Une politique européenne apporterait ici une plus-value évidente par rapport à une politique purement nationale. Pour être encore plus précis : la politique étrangère européenne ne signifie pas seulement la coordination de la politique étrangère de 27 États membres par le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (qui est également l’un des vice-présidents de la Commission européenne) dont certains pays peuvent bloquer une prise de position européenne, par exemple sur des questions importantes comme la politique des droits de l’homme en Chine. Non, la politique étrangère européenne doit être l’apanage d’un ministère européen des Affaires étrangères avec un ministre (ou une ministre) des Affaires étrangères à sa tête.
Pour cela, nous avons besoin d’une Constitution européenne au cœur de laquelle serait inscrite en termes exprès cette compétence de l’Union Européenne en matière de politique étrangère. Ce point de droit répondrait d’ailleurs à toutes les exigences de la subsidiarité. Tout comme chaque ministre des Affaires étrangères est actuellement soumis au contrôle parlementaire de son pays, un ministre des Affaires étrangères de l’UE serait soumis au contrôle parlementaire du Parlement européen, directement élu par les citoyens de l’UE.
Bien entendu, il ne suffit pas de créer un poste pour mener une véritable politique étrangère. Pour cela, il faut également être prêt à définir les intérêts européens. Dans certains domaines, on y parvient déjà en raison des défis actuels. Je pense à la protection des frontières, à la défense contre les menaces directes ou hybrides, à l’engagement pour les droits de l’homme, ou encore à la politique concrète d’élargissement de l’Union européenne.
Je ne formulerais pas le féminisme comme un objectif de la politique étrangère. Nous ne voulons pas que Sergueï Lavrov et Vladimir Poutine soient morts de rire, mais notre objectif doit être de soutenir la Russie sur la voie de la décolonisation vers un État de droit pacifique et démocratique avec lequel nous pouvons vivre un véritable partenariat.
Nous devons tous être conscients que ce pas vers une politique étrangère européenne ne sera pas facile. Il faudra encore beaucoup de travail de persuasion pour que l’Europe puisse réellement se positionner en matière de politique étrangère. Je reviens à la citation de Schuman : il s’agit ici d’un objectif, d’un idéal qui nécessite une volonté politique pour le servir.
Le caractère utopique d’un tel objectif ne doit pas nous empêcher de le défendre. Car seuls ceux qui ont des objectifs politiques feront de la politique.
J’ai déjà mentionné l’Union paneuropéenne. L’un des slogans pour lesquels cette organisation est devenue célèbre est : „La Paneurope, c’est toute l’Europe“. Lorsque mon père Otto de Habsbourg est devenu vice-président de l’Union paneuropéenne en 1957 et qu’il a commencé à répéter ce mot d’ordre encore et encore dans ses discours, l’Europe n’avait même pas encore connu le premier paroxysme de la Guerre froide. À l’époque, surmonter le rideau de fer hérissé d’engins miilitaires ne semblait pas seulement utopique, mais a également amené certains à penser que ceux qui réclamaient une telle chose ne devaient pas être tout à fait sains d’esprit.
Pensons à Willy Brandt, qui a reçu le prix Nobel de la paix pour sa politique de changement par le rapprochement et qui, en 1988 encore, considérait que croire à la réunification allemande était une des mensonges existentiels de la République fédérale d’Allemagne. Les éternels paneuropéens, comme on nous a souvent appelés, n’ont pas seulement misé sur la réunification de l’Allemagne, ils ont même cru à l’unification de l’Europe.
Chers amis – nous le faisons encore aujourd’hui. Nous continuons à prendre très au sérieux le slogan „La Paneurope, c’est toute l’Europe“, car chaque pays européen a le droit d’appartenir à cette unité européenne. Je pense concrètement aux pays du Sud-Est de l’Europe, qui sont comme une île non européenne au milieu des pays de l’UE, et qui sont la cible de puissances non européennes qui profitent de la faiblesse de l’UE pour étendre leur influence. Mais je pense tout autant à la Moldavie ou à des pays comme l’Ukraine, la Géorgie, tous trois en partie occupés par des soldats et des mercenaires russes. Je pense à un pays comme la Biélorussie où un dirigeant depuis longtemps inamovible a mis en place un régime totalitaire après avoir manifestement perdu les élections, et où les arrestations arbitraires, la torture et même les meurtres sont malheureusement une réalité.
Une politique étrangère européenne ne peut pas fermer les yeux sur cette situation. Une politique étrangère européenne doit serrer les sanctions de manière à ce que Moscou et Pékin décident de laisser tomber Loukachenko. La liberté et la dignité humaine font partie intégrante de l’âme et de l’identité européennes. Les ignorer dans le cas de la Biélorussie pour quelque raison que ce soit serait contraire à l’européanité. Je plaide également pour que le régime de Loukachenko soit inculpé de crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale.
La même détermination s’applique d’ailleurs au soutien à l’Ukraine comme ligne directrice d’une politique étrangère européenne.
Bien sûr, la question de l’élargissement de l’UE est une question hautement politique. C’est une trahison de l’idée de l’unification européenne si certains pays qui font déjà partie de l’UE abusent ensuite de cette adhésion pour la bloquer. Qu’il s’agisse de l’ouverture des négociations d’adhésion ou de l’exemption de visa pour les citoyens du Kosovo.
Repensons à l’adhésion de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce. Dans ces trois pays, des gouvernements militaires étaient au pouvoir avant le processus d’intégration. Ce sont les gouvernements des pays de la CE qui ont alors pris la décision politique d’entamer le processus d’adhésion avec ces États. La Grèce est entrée dans la Communauté européenne en 1981, suivie par l’Espagne et le Portugal en 1986. La Commission, en tant que gardienne des traités, s’est alors prononcée contre le lancement des négociations d’adhésion, car elle estimait que les pays n’étaient pas mûrs pour cela. La décision politique du Conseil, c’est-à-dire de la représentation des pays membres, était la suivante : nous voulons apporter la démocratie et l’État de droit dans ces pays. C’est pourquoi nous voulons les intégrer. Cet objectif, cet idéal politique, a été d’ailleurs également valable après 1989, après l’ouverture du rideau de fer, pour le processus d’adhésion qui a alors débuté pour plusieurs des anciens pays du bloc de l’Est.
Si je regarde les blocus actuels contre l’élargissement, je dois répéter ici une phrase que j’ai déjà mentionnée au début dans le contexte de la politique sanitaire : „J’ai très fortement l’impression que nous avons enfoui cette idée européenne dans les chancelleries gouvernementales ».
Mesdames et Messieurs : quand je dis que l’idée européenne est enfouie, cela signifie qu’elle existe l’idée européenne. Il y a l’identité européenne, il y a l’âme européenne. Nous devons simplement déterrer cette idée, la rendre à nouveau visible. La liberté et la responsabilité individuelle des citoyens, ainsi que le principe de l’État de droit, sont des éléments essentiels à cet égard.
C’est justement ce principe de l’État de droit qui est aujourd’hui souvent déformé au niveau européen. Sans vouloir entrer dans les détails des conflits entre les différents États membres de l’UE ou entre les États membres de l’UE, d’une part, et la Commission et le Parlement européens, de l’autre : à l’arrière-plan, il y va de questions de pouvoir et de concepts idéologiques.
Le conflit n’est pas non plus un conflit entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale, même si certains l’érigent désormais en nouveau clivage Est-Ouest. Cette vue est nourrie par des idéologues qui se présentent comme victimes de l’oppression de l’Europe de l’Est par l’Europe de l’Ouest afin de construire un roman dans lequel ils seraient les seuls (et les derniers) à défendre les vraies valeurs de l’Europe. En fait, il s’agit d’un conflit entre deux idéologies étatistes et paternalistes, l’une plaçant l’étatisme au niveau de l’État-nation, l’autre au niveau de l’UE supranationale. Les deux idéologies sont marquées par la primauté de la politique et non par celle du droit.
Il s’agit donc d’un conflit entre idéologies qui, en fin de compte, veulent vider l’État de droit de sa substance et lui imposer leur vision idéologique.
L’essence de l’État de droit libéral n’est justement pas l’imposition par l’État d’une certaine conception du bonheur et du bien-être. La mission de l’État de droit libéral est de garantir le droit et la liberté !
Une idéologie qui donne la primeur à la politique prétend au droit de tout régler, voire de pouvoir tout régler. Mais, plus la politique le fait, plus le conflit avec le droit s’approfondit. Ce conflit s’aiguise parce que les principes de l’État de droit – c’est-à-dire le règne du droit – la gouvernance et de plus en plus rarement régie par le droit, mais de lus en plus par les rapports de force. Ce conflit a des répercussions à long terme au détriment de l’Europe.
Les effets de cette politique erronée qui pense pouvoir tout régler et tout contrôler, se font d’ailleurs sentir aujourd’hui dans la pandémie du Covid. Au cours des cinquante dernières années, voire plus, nous avons développé un État-providence qui prétendait pouvoir soulager de plus en plus les gens de leurs soucis. Cela n’a pas été seulement la faute des hommes politiques qui ont ainsi pu récolter des suffrages. Ce fut aussi par paresse du côté des citoyens. Qui ne rêve pas d’une vie sans soucis, dans laquelle l’État se chargerait de tout ?
En fin de compte, nous sommes arrivés à une situation où chacun pense que l’État justement doit mettre en œuvre la liberté. Il est logique que cela conduise à un conflit d’intérêts qu’aucun gouvernement (ni aucune opposition) ne peut plus résoudre. L’économiste Felix Somary, malheureusement presque tombé dans l’oubli, a déjà décrit cela dans ses „20 lois sociales aux proportions inversées“. Dans la loi numéro 4, il dit : „Plus un État assume de fonctions, plus son administration est difficile à contrôler“. Et il ajoute dans la loi numéro 5 : „Plus l’État est grand et diversifié, moins le peuple est influent“.
Une perte de confiance massive dans la politique en est la conséquence. Alors sonne l’heure des populistes.
Mesdames et Messieurs !
Il sera donc nécessaire de parler d’un redimensionnement de l’État, d’une dérégulation et d’une réduction de la densité réglementaire. Mesdames et Messieurs : pour cela aussi, la tradition européenne nous offre un instrument très utile, à savoir la subsidiarité.
Depuis le traité de Maastricht, elle fait partie intégrante des traités européens, parmi lesquels l’article 5 du traité sur l’Union Européenne stipule : „Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire“.
Toutefois, cette définition ne reflète que faiblement la subsidiarité. D’abord parce qu’elle ne vise que la relation entre l’UE et les États membres, ensuite parce qu’elle réduit la subsidiarité à une sorte de délimitation des compétences selon laquelle les États membres transfèrent des compétences au niveau européen. En réalité, la subsidiarité est bien plus que cela, c’est un principe d’ordre naturel qui intègre le principe „in dubiis libertas“. Il n’est pas nécessaire de légiférer sur tout (à quelque niveau que ce soit), car il existe quelque chose comme la liberté, l’initiative et la responsabilité individuelles.
Le pape Pie XI a été plus précis pour définir cela dans son encyclique „Quadragesimo anno“ dans laquelle il définit le „principe socio-philosophique“ (la subsidiarité) qu’“il n’y a pas lieu de toucher ni d’interpréter“. Je cite : „De même que ce que l’individu peut accomplir de sa propre initiative et avec ses propres forces ne doit pas lui être retiré et attribué à l’activité sociale, de même il est contraire à la justice d’utiliser pour la communauté plus large et supérieure ce que les communautés plus petites et subordonnées peuvent accomplir et mener à bonne fin ; s’ajoute que c’est extrêmement préjudiciable et embrouille tout l’ordre social“.
Le pape Pie XI a donc argumenté qu’en respectant ce principe, les composantes respectives de la société fonctionnent beaucoup mieux que si le pouvoir étatique s’immisçait dans tous les domaines. Il précise : „Plus l’ordre graduel des différentes socialisations est respecté par l’observation stricte du principe de subsidiarité, plus l’autorité sociale et la force d’action sociale sont fortes, plus l’État est également en bonne et heureuse posture“.
En d’autres termes, la doctrine sociale catholique nous donne ici une ligne directrice très claire pour résoudre le conflit d’objectifs politiques décrit plus haut, qui surgit dans l’État-providence parce que l’État s’immisce de manière régulatrice dans trop de domaines de la vie.
Mesdames et Messieurs, chers amis !
Cela ne peut nous étonner que cette solution provienne de la tradition chrétienne. Inévitablement, dès que nous commencerons à déblayer les gravats qui ont enseveli l’âme de l’Europe, nous tomberons sur les racines chrétiennes de l’Europe, sur la tradition judéo-chrétienne.
Permettez-moi de résumer cela avec les mots de mon père : „La foi chrétienne a permis à l’Europe de grandir et de se renforcer. La notion de dignité humaine et le développement des droits de l’homme sont impensables sans le christianisme et ses racines juives. Même si l’on prétend souvent que les droits de l’homme n’ont été formulés que par les Lumières, il convient d’attirer l’attention sur le fait que les philosophes des Lumières ont eux aussi trouvé leur base philosophique dans l’amour du prochain et la scolastique des moines du Moyen Âge. Si la foi disparaît, d’autres idoles prennent la place du Tout-Puissant. L’homme est orienté vers la transcendance. Il est rare que rien ne remplace Dieu, mais des idoles de substitution ou des idéologies de substitution qui promettent dangereusement à l’homme le paradis sur terre. Un regard sur la carte du monde montre que sans esprit propre, cette Europe est condamnée à disparaître. Des forces politiques viables ne sont créées que par une idée, car celle-ci est l’âme – même des continents. L’Europe a été tant qu’elle a été chrétienne“.
Dans le texte que j’ai résumé ici, il écrit ensuite que le déclin a commencé au moment où cette conscience a commencé à s’estomper.
Nous ne sommes toutefois pas réunis ici – même si ce n’est que virtuellement – pour pleurer le déclin de l’Europe, mais pour construire son avenir. C’est pourquoi je vous demande de contribuer à libérer l’âme de l’Europe !
Mesdames et Messieurs, chers amis !
Pour conclure, permettez-moi de faire une remarque sur l’urgente nécessité de réunifier la société. Vous vous demandez certainement ce que j’entends par là ? Je pense qu’il s’agit d’une tâche absolument prioritaire de la politique. Car je suis certes optimiste quant au fait que nous maîtriserons de plus en plus la pandémie sur le plan médical et que nous retrouverons peu à peu une vie normale. Mais la profonde déchirure qui traverse les familles, les communes, les États et même l’UE en raison de l’extrême polarisation de la société sur l’épidémie ne pourra pas être réparée de sitôt.
Pour y parvenir, une condition fondamentale est de baisser la garde au niveau du langage et des émotions. La politique doit montrer l’exemple et faire passer la responsabilité de la cohésion sociale avant les considérations électorales. Mais dans la société également, les camps qui s’opposent si âprement devront faire un pas l’un vers l’autre. Car la colère et la haine empêchent toujours de voir les solutions – et aussi nos valeurs qui sont la racine de l’Europe.
C photo : Matthias Dolenc / Traduction : Jean-Paul Picaper